Gambar halaman
PDF
ePub

gie de la peinture indiquent une même faculté, unique et excessive, que le style a déjà montrée.

IV

[ocr errors]

Sur ce fond commun se détache un peuple de figures vivantes et distinctes, éclairées d'une lumière intense, avec un relief saisissant. Cette puissance créatrice est le grand don de Shakspeare, et communique aux mots une vertu extraordinaire. Chaque phrase prononcée par un de ses personnages nous fait voir, outre l'idée qu'elle renferme et l'émotion qui la dicte, l'ensemble des qualités et le caractère entier qui la produisent, le tempérament, l'attitude physique, le geste, le regard du personnage, tout cela en une seconde, avec une netteté et une force dont personne n'a approché. Les mots qui frappent nos oreilles ne sont pas la millième partie de ceux que nous écoutons intérieurement; ils sont comme des étincelles qui s'échappent de distance en distance; les yeux voient de rares traits de flamme; l'esprit seul aperçoit le vaste embrasement dont ils sont l'indice et l'effet. Il y a ici deux drames en un seul l'un bizarre, saccadé, écourté, visible; l'autre conséquent, immense, invisible; celui-ci couvre si bien l'autre, qu'ordinairement on ne croit plus lire des paroles: on entend le grondement de ces voix terribles, on voit des traits contractés, des yeux ardents, des visages pális, on sent les bouillonnements. les furieuses résolutions qui

montent au cerveau avec le sang fiévreux, et redescendent dans les nerfs tendus. Cette propriété qu'a chaque phrase de rendre visible un monde de sentiments et de formes vient de ce qu'elle est causée par un monde d'émotions et d'images. Shakspeare, en l'écrivant, a senti tout ce que nous y sentons, et beaucoup d'autres choses. Il avait la faculté prodigieuse d'apercevoir en un clin d'œil tout son personnage, corps, esprit, passé, présent, dans tous les détails et dans toute la profondeur de son être, avec l'attitude précise et l'expression de physionomie que la situation lui imposait. Il y a tel mot d'Hamlet ou d'Othello qui pour être expliqué demanderait trois pages de commentaires; chacune des pensées sous-entendues que découvrirait le commentaire laissait sa trace dans le tour de la phrase, dans l'espèce de la métaphore, dans l'ordre des mots; aujourd'hui, en comptant ces traces, nous devinons les pensées. Ces traces innombrables ont été imprimées en une seconde dans l'espace d'une ligne. A la ligne suivante, il y en a autant, imprimées aussi vite et dans le même espace. Vous mesurez la concentration et la vélocité de l'imagination qui crée ainsi.

Ces personnages sont tous de la même famille. Bons ou méchants, grossiers ou délicats, spirituels ou stupides, Shakspeare leur donne à tous un même genre d'esprit, qui est le sien. Il en fait des gens d'imagination dépourvus de volonté et de raison, machines passionnées, violemment heurtées les unes contre les autres, et qui étalent aux regards ce qu'il y a de plus naturel et de plus abandonné dans l'homme. Don

nons-nous ce spectacle, et voyons à tous les étages cette parenté des figures et ce relief des portraits.

Au plus bas sont les êtres stupides, radoteurs ou brutaux. L'imagination existe déjà là où la raison n'est pas née encore; elle subsiste encore là où la raison n'est plus. L'idiot et la brute suivent aveuglément les fantômes qui habitent leur cerveau engourdi ou machinal. Nul poëte n'a compris ce mécanisme comme Shakspeare. Son Caliban, par exemple, sorte de sauvage difforme, nourri de racines, gronde comme une bête sous la main de Prospero, qui l'a dompté. Il hurle incessamment contre son maître, tout en sachant que chaque injure lui sera payée par une douleur. C'est un loup à la chaîne, tremblant et féroce, qui essaye de mordre quand on l'approche, et qui se couche en voyant le fouet levé sur son dos. Il a la sensualité crue, le gros rire ignoble, la gloutonnerie de la nature humaine dégradée. Il a voulu violer Miranda endormie. Il crie après sa pâture et s'en gorge. Un matelot débarqué dans l'île, Stéphano, lui donne du vin; il lui baise les pieds et le prend pour un dieu; il lui demande s'il n'est pas tombé du ciel et l'adore. On sent en lui les passions révoltées et froissées qui ont hâte de se redresser et de s'assouvir. Stéphano a battu son ca marade. Bats-le bien, dit Caliban, et, après un peu de temps, j'oserai le battre aussi. » Il supplie Stéphano de venir avec lui tuer Prospero endormi; il a soif de l'y mener; il danse de joie, et voit d'avance son maitre la gorge coupée et la cervelle épanchée par terre. « Je t'en prie, mon roi, ne fais pas de bruit. Vois-tu? ceci

D

est l'ouverture de sa cellule. Va doucement et entre. Fais ce bon meurtre; tu seras maître de l'île pour toujours, et moi, ton Caliban, je te lécherai les pieds1. » - D'autres, comme Ajax et Cloten, sont plus semblables à l'homme, et pourtant ce que Shakspeare peint en eux, comme dans Caliban, c'est le pur tempérament. La lourde machine corporelle, la masse des muscles, l'épaisseur du sang qui se traîne dans ces membres de lutteurs, oppriment l'intelligence et ne laissent subsister que les passions de l'animal. Ajax donne des coups de poing et avale de la viande, c'est là sa vie; s'il est jaloux d'Achille, c'est à peu près comme un taureau est jaloux d'un taureau. Il se laisse brider et mener par Ulysse, sans regarder devant lui : la plus grossière flatterie l'attire comme un appât. On l'a poussé à accepter le défi d'Hector. Le voilà bouffi d'arrogance, ne daignant plus répondre à personne, ne sachant plus ce qu'il dit ni ce qu'il fait; Thersite lui crie: Bonjour, Ajax, » et il lui répond : « Merci, Agamemnon. Il ne pense plus qu'à contempler son énorme personne, et à rouler majestueusement ses gros yeux stupides. Le jour venu, il frappe sur Hector comme sur une enclume. Au bout d'un assez long temps, on les sépare. « Je ne suis pas encore échauffé,

1.

a

CALIBAN.

Beat him enough after a little time,

I'll beat him too.

Pry thee, my king, be quiet: seest thou here,

This is the mouth o' the cell: no noise, and enter:

Do that good mischief, which may make this island
Thine own for ever, and I, thy Calban,

For aye thy foot-licker.

LITT. ANGL.

[ocr errors]

dit Ajax, laissez-nous recommencer1. » Cloten est moins massif que ce boeuf flegmatique; mais il est aussi imbécile, aussi vaniteux et aussi grossier. La belle Imogène, pressée par ses injures et par son style de cuisinier, lui dit que toute sa personne ne vaut pas le moindre vêtement de Posthumus. Il est piqué au vif, il répète dix fois ce mot, il s'aheurte à cette idée, et revient incessamment s'y choquer tête baissée, à la manière des béliers en colère. « Son vêtement? son moindre vêtement?... Je me vengerai.... Son moindre vêtement?... Bien. » Il prend des habits de Posthumus, et s'en va à Milford-Haven, comptant l'y rencontrer avec Imogène. Chemin faisant, il fait ce monologue: « Avec ces habits sur mon dos, je la violerai; mais d'abord je le tuerai, et sous ses yeux. Elle verra ma valeur, qui sera un tourment pour son insolence. Lui une fois par terre, et mon discours d'insultes achevé sur son corps.... Puis quand mon appétit se sera soûlé sur elle (et, comme je le dis, j'exécuterai la chose avec les habits qu'elle louait tant), je la ramènerai à coups de poing à la cour el à coups de pied à la maison 2. » — D'autres ne sont que des radoteurs; par exemple Polonius, le grave conseiller sans cervelle,

[ocr errors]

vieil enfant qui n'est pas encore hors des langes,» nigaud solennel qui déverse sur les gens une pluie de

1. I am not warm yet let us fight again.

Voyez acte III, scène II, la plaisante façon dont les généraux poussent en avant cette vaillante brute.

[blocks in formation]
« SebelumnyaLanjutkan »