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de l'amour, accepter tous les personnages, des prostituées et des vierges, des princes et des saltimbanques, passer subitement de la bouffonnerie triviale aux sublimités lyriques, écouter tour à tour les calembours des clowns et les odes des amoureux. Même il faudra que le drame, pour imiter et contenter la fécondité de leur nature, prenne tous les langages, le vers pompeux, surchargé, florissant d'images, et, tout à côté, la prose populacière; bien plus, il faudra qu'il violente son style naturel et son cadre naturel; qu'il mette des chants, des éclats de poésie dans les conversations des courtisans et dans les harangues des hommes d'État; qu'il amène sur la scène des féeries d'opéra1, des gnomes, des nymphes de la terre et de la mer, avec leurs bosquets et leurs prairies; qu'il force les dieux à descendre sur le théâtre, et l'enfer luimême à livrer ses féeries. » Nul théâtre n'est si complexe; c'est que jamais l'homme ne fut plus complet.

III

Dans cet épanouissement si universel et si libre, les passions ont pourtant leur tour propre qui est anglais, parce qu'elles sont anglaises. Après tout, à tout âge, sous toute civilisation, un peuple est toujours lui-même; quel que soit son habit, sayon de poil de chèvre, pourpoint doré, ou frac noir, les cinq

1. Midd eton

ou six grands instincts qu'il avait dans ses forêts le suivent dans ses palais et dans ses bureaux. Aujourd'hui encore, les passions militantes, l'humeur sombre subsistent sous la régularité et le bien-être des mœurs modernes. L'énergie et l'âpreté native font irruption à travers la perfection de la culture et les habitudes du comfort. Les jeunes gens riches, au sortir d'Oxford, vont chasser l'ours au Canada, l'éléphant au cap de Bonne-Espérance, vivent sous la tente, boxent, sautent les haies à cheval, manœuvrent leurs clippers sur les côtes périlleuses, jouissent de la solitude et du danger. L'ancien Saxon, le vieux rover des mers scandinaves, n'a pas péri. Jusque dans les écoles, les enfants se rudoient, se résistent, se battent comme des hommes, et leur naturel est si indompté qu'il faut les verges et les meurtrissures pour les réduire sous la discipline de la loi. Jugez de ce qu'ils étaient au seizième siècle : la race anglaise 2 passe alors pour la race la plus belliqueuse » de l'Europe, « la plus redoutable dans les batailles, la plus impatiente de tout ce qui ressemble à la servitude.» « Les bêtes sauvages anglaises: » c'est ainsi que Cellini les appelle; et les énormes pièces de bœuf» dont ils s'emplissent, entretiennent la force et la férocité de

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1. Voyez, pour comprendre ce caractère, les rôles de James Harlowe dans Richardson, du vieil Osborne dans Thackeray, de sir Giles Overreach dans Massinger, de Manly dans Wycherley.

2. Hentzner's Travels.

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Benvenuto Cellini; voyez passim les costumes avec notices, imprimés à Venise et en Allemagne : Bellicosissimi. Froude, t. I, p. 19, 52.

leurs instincts. Pour achever de les endurcir, les institutions travaillent dans le même sens que la nature. La nation est armée, chaque homme est élevé en soldat, tenu d'avoir des armes selon sa condition, de s'exercer le dimanche et les jours de fête; depuis le yeoman jusqu'au lord, la vieille constitution militaire les tient enrégimentés et prêts à l'action. Dans un Etat qui ressemble à une armée, il faut que les châtiments, comme dans une armée, soient terribles, et, pour les aggraver, la hideuse guerre des deux Roses qui, à chaque incertitude de la succession, peut reparaître, est encore présente dans tous les souvenirs. De pareils instincts, une semblable constitution, une telle histoire dressent devant eux l'idée de la vie avec une sévérité tragique; la mort est à côté, et aussi les blessures, les billots, les supplices; le beau manteau de pourpre que les Renaissances du Midi étalent Joyeusement au soleil pour s'en parer comme d'une robe de fête, est ici taché de sang et bordé de noir. Partout une discipline rigide, et la hache prête pour toute apparence de trahison; les plus grands, des évêques, un chancelier, des princes, des parents du roi, des reines, un protecteur, agenouillés sur la paille, viendront éclabousser la Tour de leur sang; un à un, on les voit défiler, tendre le col: le duc de Buckingham, la reine Anne de Boleyn, la reine Catherine Howard, le comte de Surrey, l'amiral Seymour, le duc de Somerset, lady Jane Grey et son mari, le

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1. Voyez Froude, History of England, tomes I. II, III.

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duc de Northumberland, la reine Marie Stuart, le comte d'Essex, tous sur le trône ou sur les marches du trône, au faîte des honneurs, de la beauté, de la jeunesse et du génie; de cette procession éclatante, on ne voit revenir que des troncs inertes, maniés à plaisir par la main du bourreau. Compterai-je les bûchers, les pendaisons, les hommes vivants détachés de la potence, éventrés, coupés en quartiers, les membres jetés au feu, les têtes exposées sur les murailles? Il y a telle page d'Holinshed qui semble un nécrologe Le vingt-cinquième jour de mai, dans ⚫ l'église de Saint-Paul de Londres, furent examinés • dix-neuf hommes et six femmes nés en Hollande, qui étaient hérétiques; « quatorze d'entre eux furent • condamnés: un homme et une femme brûlés à • Smithfield; les douze autres furent envoyés dans ⚫ d'autres villes pour être brûlés. Le dix-neuvième juin, trois moines de Charterhouse furent pendus, « détachés et coupés en quartiers à Tyburn, leurs têtes ⚫ et leurs morceaux exposés dans Londres, pour avoir « nié que le roi fût le chef suprême de l'Église. - Et aussi le vingt-unième du même mois, et pour la « même cause, le docteur John Fisher, évêque de Rochester, fut décapité pour avoir nié la suprématie, ⚫ et sa tête exposée sur le pont de Londres. Le pape ⚫ l'avait nommé cardinal et lui avait envoyé son cha• peau jusqu'à Calais, mais la tête était tombée avant

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1. Quand son cœur fut arraché, il poussa un gros gémissement. » Exécution de Parry, Strype, III, 251. Consulter Lingard, IV, 259 ; Holinshed, II, 938.

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« que le chapeau fût dessus, de sorte qu'ils ne se ren«< contrèrent pas. -Le premier de juillet, sir Thomas More fut décapité pour le même crime, c'est-à-dire « pour avoir nié que le roi fût chef suprême de l'Église. Aucun de ces meurtres ne semble extraordinaire; les chroniqueurs en parlent sans s'indigner; les condamnés. vont au billot paisiblement, comme si la chose était toute naturelle. Anne de Boleyn dit sérieusement avant de livrer sa tête : « Je prie Dieu de conserver le roi, et de lui envoyer un long règne, car jamais il n'y eut prince meilleur et plus compatissant'. La société est comme en état de siége, si tendue que chacun enferme dans l'idée de l'ordre, l'idée de l'échafaud. On l'aperçoit, la terrible machine, dressée sur toutes les routes de la vie humaine; les petites y conduisent comme les grandes. Une sorte de loi martiale, implantée par la conquête dans les matières civiles, est entrée de là dans les matières ecclésiastiques, et le régime économique lui-même a fini par s'y trouver asservi. Ainsi que dans un camp3, les dépenses, l'habillement, la nourriture de chaque classe sont fixés et restreints; nul homme ne peut vaguer hors de son district, être oisif, vivre à sa volonté. Tout inconnu est saisi, interrogé; s'il ne peut rendre bon compte de lui-même, les stocks de la paroisse sont là pour

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1. Holinshed, 940. 2. Sous Henri IV et Henri V.

3. Froude, I, 15.

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4. Machine de bois qui servait pour les punitions; c'est une sorte de cangue

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