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incorporelle, servie par des organes, douée de raison et de volonté, habitant des palais ou des portiques, faite pour la conversation et la société, dont l'action harmonieuse et idéale se développe par des discours et des répliques dans un monde construit par la logique en dehors du temps et du lieu.

Si Shakspeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol : L'homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, déraisonnable par essence, mélange de l'animal et du poëte, ayant la verve pour esprit, la sensibilité pour vertu, l'imagination pour ressort et pour guide, et conduite au hasard, par les circonstances les plus déterminées et les plus complexes, à la douleur, au crime, à la démence et à la mort.

IX

Un pareil poëte pourra-t-il s'astreindre toujours à imiter la nature? Ce monde poétique qui s'agite dans son cerveau ne s'affranchira-t-il jamais des lois du monde réel? N'est-il pas assez puissant pour suivre les siennes? Il l'est, et la poésie de Shakspeare aboutit naturellement au fantastique. Là est le plus haut degré de l'imagination déraisonnable et créatrice. Rejetant la logique ordinaire, elle en crée une nouvelle ; elle unit les faits et les idées dans un ordre nouveau, absurde en apparence, au fond légitime; elle ouvre

le pays du rêve, et son rêve fait illusion comme la vérité.

Lorsqu'on entre dans les comédies de Shakspeare, et même dans ses demi-drames, il semble qu'on le voie sur le seuil, à la façon de l'acteur chargé du prologue, pour empêcher le public de se méprendre et pour lui dire : « Ne prenez pas trop au sérieux ce que vous allez écouter; je me joue. Mon cerveau rempli de songes a voulu se les donner en spectacle, et les voici. Des palais, de lointains paysages, les nuées transparentes qui tachent de leurs flocons gris l'horizon matinal, l'embrasement de splendeur rouge où se plonge le soleil du soir, de blanches colonnades prolongées à perte de vue dans l'air limpide, des cavernes, des chaumières, le défilé fantasque de toutes les passions humaines, le jeu irrégulier des aventures imprévues, voilà le pêle-mêle de formes, de couleurs et de sentiments que je laisse se brouiller et s'enchevêtrer devant moi, écheveau nuancé de soies éclatantes, légère arabesque dont les lignes sinueuses, croisées et confondues, égarent l'esprit dans le capricieux dédale de leurs enroulements infinis. Ne la jugez pas comme un tableau. N'y cherchez pas une composition exacte, un intérêt unique et croissant, la savante économie d'une action bien ménagée et bien suivie. J'ai sous les yeux des nouvelles et des romans que je découpe en scènes. Peu m'importe l'issue, je m'amuse

1. Twelfth Night, As you like it, Tempest, Winter's Tale, etc., Cymbeline, Merchant of Venise, etc.

A

en chemin. Ce qui me plaît, ce n'est point l'arrivée, c'est le voyage. Est-il besoin d'aller si droit et si vite? Ne tenez-vous qu'à savoir si le pauvre marchand de Venise échappera au couteau de Shylock? Voici deux amants heureux, assis au pied du palais dans la nuit sereine; ne voulez-vous pas écouter la tranquille rêverie qui, pareille à un parfum, sort du fond-de leur cœur?

Assieds

Comme la clarté de la lune dort doucement sur le gazon! Asseyons-nous ici; que les sons des instruments viennent flotter à nos oreilles. Le calme suave et la nuit conviennent aux accents de l'aimable harmonie. toi, Jessica. Regarde comme ces fleurs serrées celant incrustent le parquet du ciel. — Jusqu'aux plus petits de ces orbes que tu regardes,

mouvement comme des chérubins,

d'or étin

ils chantent tous dans leur

accompagnant sans fin

les jeunes chœurs des anges. Tel est l'harmonieux concert

des âmes immortelles.

- Mais tant que la nôtre est enfermée dans ce grossier vêtement de boue périssable, nous ne pouvons les entendre 1.

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N'ai-je pas le droit, quand j'aperçois la grosse

How sweet the moonlight sleeps upon this bank!
Here will we sit, and let the sounds of music
Creep in our ears; soft stillness and the night
Become the touches of sweet harmony,

Sit, Jessica; look how the floor of heaven
Is thick inlaid with patines of bright gold;

There's not the smallest orb which thou behold'st,
But in his motion like an angel sings,
Still quiring to the young-eyed cherubins,

Such harmony is in immortal souls;
But whilst this muddy vesture of decay

Doth grossly close it in, we cannot hear it.
Come, ho, and wake Diana with a hymn :

With sweetest touches pierce your mistress' ear,
And draw her home with sweet music.

JESSICA.

I'm never merry when I hear sweet music.

face rieuse d'un valet bouffon, de m'arrêter auprès de lui, de le voir gesticuler, gambader, bavarder, faire cent gestes et cent mines, et me donner la comédie de sa verve et de sa gaieté? Deux fins gentilshommes passent. J'écoute le feu roulant de leurs métaphores, et je suis leur escarmouche de bel esprit. Voici dans un coin une naïve et mutine physionomie de jeune fille. Me défendez-vous de m'attarder auprès d'elle, de regarder ses sourires, ses brusques rougeurs, la moue enfantine de ses lèvres roses, et la coquetterie de ses jolis mouvements? Vous êtes bien pressé, si le babil de cette voix fraîche et sonore ne sait pas vous retenir. N'est-ce pas un plaisir de voir cette succession de sentiments et de figures? Votre imagination est-elle si pesante, qu'il faille le mécanisme puissant d'une intrigue géométrique pour l'ébranler? Mes spectateurs du seizième siècle avaient l'émotion plus facile. Un rayon de soleil égaré sur un vieux mur, une folle chanson jetée au milieu d'un drame les occupaient aussi bien que la plus noire catastrophe. Après l'horrible scène où Shylock brandit son couteau de boucher contre la poitrine nue d'Antonio, ils voyaient encore volontiers la petite querelle de ménage et l'amusante taquinerie qui finit la pièce. Comme l'eau molle et agile, leur âme s'élevait et s'abaissait en un instant au niveau de l'émotion du poëte, et leurs sentiments coulaient sans peine dans le lit qu'il avait creusé. Ils lui permettaient de vagabonder en voyage, et ne lui défendaient pas de faire deux voyages à la fois. Ils souffraient plusieurs intrigues en une seule. Que le

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plus léger fil les unît, c'était assez. Lorenzo enlevait Jessica, Shylock était frustré de sa vengeance, les amants de Portia échouaient dans l'épreuve imposée; Portia déguisée en juge prenait à son mari l'anneau qu'il avait promis de ne jamais quitter: ces trois ou quatre comédies, détachées, confondues, s'embrouillaient et se déroulaient ensemble, comme une tresse dénouée où serpentent des fils de cent couleurs. Avec la diversité mes spectateurs acceptaient l'invraisemblance. La comédie est chose légère, ailée, qui voltige parmi les rêves, et dont on briserait les ailes, si on la retenait captive dans l'étroite prison du bon sens. Ne pressez pas trop ses fictions, ne sondez pas ce qu'elles renferment. Qu'elles passent sous vos yeux comme un songe charmant et rapide. Laissez l'apparition fugitive s'enfoncer dans la brillante et vaporeuse contrée d'où elle est sortie. Elle vous a fait un instant illusion, c'est assez. Il est doux de quitter le monde réel; l'esprit se repose dans l'impossible. Nous sommes heureux d'être délivrés des rudes chaînes de la logique, d'errer parmi les aventures étranges, de vivre en plein roman et de savoir que nous y vivons. Je n'essaye pas de vous tromper et de vous faire croire au monde où je vous mène. Il faut n'y pas croire pour en jouir. Il faut s'abandonner à l'illusion et sentir qu'on s'y aban donne. Il faut sourire en l'écoutant. On sourit dans Winter's Tale quand Hermine descend de son piédestal et que Léontès retrouve dans la statue sa femme, qu'il croyait morte. On sourit dans Cymbeline lorsqu'on voit la caverne solitaire où les jeunes princes ont vécu

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